Autoscope, Alain Bergala, juin 1988.Autoscope.
La plupart des photographes se garent sur le bas côté de la route, sortent de leur voiture, cherchent la bonne place et cadrent soigneusement en évitant la voiture qui les a conduits dans ce paysage.
 Ce sont les photographes de paysage.
Daniel Nouraud est un photographe de la sensation du paysage. S'y reconnaîtront tous ceux qui aiment les longs voyages en voiture où cette sensation est d'autant plus aiguë que le corps est engourdi par la position assise contrainte, et la vigilance ordinaire mobilisée par la conduite, d'autant plus précieuse qu'on ne peut le goûter que fugitivement ( il faut continuer à rouler talonné par les autres voitures) partiellement ( le pare brise ou la vitre latérale sont déja des cadres et des caches) et en accéléré ( des nuages arrivent deux fois plus vite à cause de la vitesse propre du véhicule, l'oiseau raye le paysage à la vitesse de l'éclair, les arbres défilent à grande allure).
 Cette contrainte du corps, de l'axe de la vision, cette fugacité de la sensation, cette gêne et ce manque à voir, ce brouillage et ce tremblement permanent des lignes font de l'acte photographique un exercice d'où est exclue toute maîtrise raisonnée. Le photographe n'a d'autres recours que de s'abandonner à la sensation pure , nerveuse, préconsciente. Cette pratique périlleuse de la photographie sans les filets du calcul est impitoyable. Daniel Nouraud s'y expose à chaque image en toute humilité: ses photos sont la preuve que mieux qu'un cadreur ou un bon réalisateur de lignes et de formes, il est tout simplement un pur photographe.
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Le voyage de Daniel Nouraud.

Pourquoi Daniel Nouraud entreprend-il un tel voyage ? Non pour aller quelque part, comme les touristes. Non pour trouver dans le monde de nouveaux paysages, comme les autres photographes. Non pour engranger de la nostalgie, comme les romantiques. Non pour s’exposer aux dangers de l’inconnu, comme les aventuriers. 
Mais alors pourquoi ? 
Juste pour se mettre dans un état de réception vierge de toute idée préconçue, où le monde est jeune, frais, innocent, où la nature et l’abstraction ne sont pas incompatibles, où les espèces se côtoient dans une innocence pacifique première, où le très-proche et le très-lointain ne sont plus séparés, où les formes et les couleurs entrent dans des constellations inédites, énigmatiques et réjouissantes.
Il nous en ramène des traces d’un monde joyeux comme un tableau de Mirò ou énigmatique comme un tableau de Paul Klee, des signes qu’il revenait à lui seul de décrypter. Grâce à sa capacité à se maintenir en état de surprise enfantine devant les énigmes du visible, en oubliant toutes les attentes du touriste, du photographe, du romantique, de l’aventurier.
Nouraud voyage avant tout au pays des signes innocents.

Alain Bergala 2015
  

Du coin de l’œil…Hiatus chilien.

Pour beaucoup d’écrivains - qui l’ont raconté -  rien n’est plus bloquant et intimidant que de s’asseoir à leur bureau avec préméditation, en focalisant toute leur attention sur la feuille blanche qui est devant eux, dans le seul but d’écrire. Ils appartiennent à cette catégorie d’écrivains qui ont besoin de se trouver au contraire dans un café, dans un train, sur un coin de table de leur cuisine pour se mettre à écrire à l’improviste, à la dérobée, sans que pèse sur eux la solennité de se mettre au travail en bonne et due forme, sans que le temps d’écrire ne devienne un moment ciblé, réservé à cet effet dans un emploi du temps sagement organisé dans le but unique de la création. Cela relève sans doute d’une tactique pour ruser avec la lourdeur qui menace toute écriture « installée » et pour se laisser surprendre par leur désir de création qui, comme tout désir, aime peu la programmation et la préméditation, et encore moins l’obligation de résultat. 
Il y a de toute évidence quelque chose du même ordre dans ces photos de Daniel Nouraud. On sent - et cela fait pour moi le charme vif de leur belle surprise, leur nouveauté aussi - que celui qui les a faites n’était pas là d’abord dans le but principal de faire des photographies, même si c’est par ailleurs son métier. Elles n’ont pas la lourdeur inévitable des photos prises par un photographe venu dans un pays étranger pour en faire un sujet. Ne pèse pas sur elles la responsabilité de rendre compte du Chili, ni sur Nouraud celle d’endosser le rôle habituel du photographe entièrement focalisé sur sa prise d’images. L’homme qui prend ces photos est débarrassé des obligations de celui qui est quelque part dans le monde, loin de chez lui, dans l’unique but de mener à bien un projet photographique. Et cela change tout, comme pour l’écrivain qui se met tout à coup à écrire sur un coin de table de café, laissant refroidir son plat alors qu’il était venu là pour se restaurer, sans le projet de se mettre à travailler à son livre. 
Beaucoup de ces photos portent la trace réjouissante de ce que Daniel Nouraud ne les a pas cherchées ni attendues, ils les a prises du coin de l’œil, en passant, sans sujet préconçu, sans responsabilité paralysante, sans volontarisme. C’est le réel qui lui a fait signe, par surprise, et auquel il a réagi presque de façon réflexe, sans trop de contrôle, avec l’élégance, la souplesse, la véritable disponibilité de celui qui n’est pas en train de s’adonner consciencieusement à son art. Tout se passe comme s’il s’était abandonné (en s’allégeant de son surmoi de photographe) à ses tropismes personnels, à l’attraction des minuscules événements qui lui faisaient signe, sans endosser la lourde obligation de produire du sens à partir de ces signes épars. Le simple fait d’être là, au Chili, dans un autre but, l’a allégé de toute obligation de centrer sa vision vers un rendement photographique. Ces photos relèvent de la vision périphérique, des tropismes intimes, de l’indécidabilité des choses vues à la dérobée, du coin de l’œil. Elles n’ont rien d’amateur car celui qui les prend a gardé intacts tous ces réflexes de photographe, mais elles sont libérées de tout ce qui plombe de volontarisme tant de photos de photographes qui asservissent leurs images à un projet trop conscient. J’aime les surprises visuelles qui les parsèment, leur disponibilité aux petits rébus du visible. Elles relèvent plus du préconscient et de ses jeux, d’une faculté ludique retrouvée de s’abandonner sans résistance à l’attraction des signes flottants, sans certitude de sens. Trois rochers dessinent une baleine ; Une femme à l’arrière-plan se touche les cheveux mais ce bras a l’air d’appartenir à quelqu’un d’autre ; Un chien sort de l’eau, à moins que ce ne soit un bout de bois immobile ; Une plaque non identifiable au sommet d’un petit piédestal devient un carré de pure lumière ; Est-ce un homme cette forme tassée en haut d’un escalier ? Et cette masse qui se traîne sans jambes dans l’ombre mouchetée d’un arbre, d’où a l’air pourtant d’émerger une épaule ? Quelle est la matière de cette chose molle et floue entourée d’une couronne de fleurs ? Que fait cette femme derrière ces barreaux ? Est-ce un homme à côté d’elle ou un tas de déchets d’où émerge une chaussure ? Que fait cet homme au visage masqué d’une brume de lumière avec ces images mal identifiables qu’il touche à travers une grille ? La photo n’a plus mission de construire du sens, de travailler sagement à identifier clairement ce qu’elle montre du monde, ni à témoigner idéologiquement de quoi que ce soit. Elle redevient le libre exercice d’un regard redevenu disponible et flottant parce que l’homme qui le porte est tendu vers un autre but, mais sans avoir perdu pour autant de son acuité.
Ces photos chiliennes de Daniel Nouraud captent à la volée, en passant, sans que ne pèse sur elles aucune intention trop écrasante, des événements minuscules qui n’ont rien de certain à nous dire mais qui relèvent de la surprise, de l’énigme visuelle, de l’attraction légère et incontrôlée, de la fantaisie d’une pulsion de voir libérée de tout but préconçu. Ce monde étranger, le Chili, est fait aussi de ces choses insignifiantes, de ces petits signes épars, de ces coïncidences ténues, de ces événements minuscules aux marges du visible et à la limite du lisible. Cet abandon du photographe à la vision périphérique - du simple fait qu’il a en ligne de mire un projet d’une autre nature - a sans doute été une grande chance pour lui, celle de redécouvrir ce qui se passe quand l’acte photographique est allégé de toute visée trop directe et redevient un abandon à ses propres tropismes, quand le sens des choses et des formes se remet à nouveau à flotter, loin des certitudes habituelles sur ce qui est notable et ce qui ne l’est pas.

Alain Bergala 2007
 

"Aucun arbre ne se dresse sur la mer..."1989, La Rochelle.
Il y a deux sortes de photographes: ceux qui croient à l’antériorité des choses à leur captation photographique, et à la pérénnité de leurs formes;ceux qui préférent penser que le monde sensible est un flux en perpetuel mouvement, où les objets n’existent que dans la fugacité des apparences, et qu’il incombe au geste du photographe de soustraire à cet ondoiement sans fin une forme arbitrairement arrêtée, touchante d’être à la fois hasardeuse ( le résultat d’un acte précaire, fragile dans sa décision) et implacablement définitive ( cet instant-là ne se reproduira jamais plus de cette façon-là). C’est à la frontiére entre ces deux philosophies de l’acte photographique que travaille Daniel Nouraud dans cette série d’images de La Rochelle.
Il y a dans la plupart de ces photographies le désir de cadrer ces formes imposantes, durables, massives, par lesquelles l’homme a cru imposer au flux changeant
de la nature ( de la mer, du sable, du ciel) la géométrie rigide de ces constructions industrielles de métal et de béton, l’ordre urbain.
Mais dans le même temps qu’il donne l’impression d’arc-bouter son geste photographique sur la pérennité de ces formes et des ces matiéres, Daniel Nouraud guette avec la plus grande attention sensible tout ce qui les menace, tout ce qui met en péril cette géométrie orgueilleuse en en brouillant les lignes. Sous son regard attentif, ces rigides constructions humaines redeviennent précaires et périssables, la forme geométrique perd de son arrogance devant la fugacité de la nuée ou de la vague,la sourde invasion du sable, de la pluie ou du brouillard.
Alain Bergala 1989.

Sans motif apparent, New York.

L’élément matriciel de l’univers photographique de Daniel Nouraud est devenu, au fil des ans, l’eau, où il se sent de plus en plus comme un poisson. L’eau qui adoucit les formes, qui unifie les sensations, qui compose un monde de nuances, de contagions entre les couleurs et les lumières, un monde centripète, sans perspectives géométriques.

Dans cette série de photographies consacrées à New York, il change radicalement de « milieu » photographique, au sens chimique du terme : il passe de l’eau à la lumière. Mais une lumière aveuglante, tranchante, qui crée un monde aigu d’arêtes lumineuses vives où rien n’existe comme matière ni comme volumes. Tout devient éclats de lumière. Les choses, les passants, les éléments du décor urbain n’existent plus en soi, mais uniquement dans leur rencontre avec les rayons de lumière qui les flashent impitoyablement. 
Même l’architecture, qui est le motif premier de la tradition des photos de New York, est effacée, niée par cette hypersensibilité à la lumière, où tout ce qui n’est pas découpé par elle disparaît dans un noir profond, un trou de non-matière dans la continuité du monde. 
Les figures humaines, dématérialisées, semblent surgir de ce gouffre noir pour être frappées sous nos yeux par une lumière cruelle, irradiante. Comme si la ville avait été désertée par ses habitants habituels et envahie par des ectoplasmes d’apparence humaine qui tenteraient pour la première fois de quitter la protection de leurs caveaux nocturnes et d’affronter un soleil inquisiteur qui les aveugle, les étourdit, les statufie sur place.
La lumière, dans ces photos, a un pouvoir discriminant, séparateur, disjonctif. La ville n’est plus un tout organique : la lumière en déconnecte chaque élément qu’elle frappe, l’isole, le brûle, le passe au laser. 
Mais ces ectoplasmes irradiés, Nouraud les regarde avec tendresse et compassion, comme s’il pouvait les sauver, en les photographiant, d’une dissolution imminente dans la lumière. La pellicule est leur dernier refuge.

Alain Bergala 2015

Comme une première fois.2011.Poé Makaté, Centre Tjibaou, Nouvelle Calédonie.


N’importe quel photographe, à la place de Daniel Nouraud, se serait senti dans l’obligation de « traiter le sujet » dans lequel il était immergé : la Nouvelle Calédonie. Mais la vraie photographie, telle qu’il l’entend et la défend dans toutes ses immersions photographiques, n’a jamais pour fonction de « traiter » d’un sujet, quel qu’il soit et quel que soit son potentiel d’intimidation. Car traiter du sujet, c’est renoncer à « voir d’abord », c’est-à-dire sans idée préconçue, sans opinion aliénante sur ce que l’on photographie. Traiter du sujet c’est savoir à l’avance ce que l’on doit voir et sous quel angle. Or la puissance douce et inégalable de la photographie c’est précisément de rendre au regard une innocence et un émerveillement devant ce qui, dans le réel, échappe à toute idée préconçue, excède toute attente. Daniel Nouraud compte d’abord sur ses impressions, ses tropismes, ses vagabondages. Il s’interdit d’avoir un programme qui limiterait la part du hasard et des rencontres non préméditées dans son voyage en immersion. Il avait sans doute bien préparé son séjour et connaissait toutes les questions qui se posent à cette île, mais il s’est visiblement et volontairement délesté de ce savoir, en débarquant à Nouméa, pour entreprendre sa traversée du territoire en homme et en photographe débarrassé de tous préjugés et prêt à « se laisser rencontrer » par les habitants, les paysages, les lumières, les couleurs.

Ce que Daniel Nouraud a trouvé en Nouvelle Calédonie, c’est d’abord un état de la terre qui depuis longtemps le fascine et l’émerveille. La terre, telle qu’il la voit, en est toujours à ses débuts, avant la séparation définitive des éléments et des espèces. C’est souvent le propre des îles de donner ce sentiment de début du monde. Ici même les signes tracés par les hommes (les bandes blanches des bords de routes) et les constructions industrielles ressemblent à des vestiges d’une époque où les hommes ont voulu se croire plus puissants que la nature, avant que la nature ne reprenne ses droits et rende ces prétentions dérisoires. Dans ces photos la terre rouge porte encore les traces du moment où elle est sortie des mers, où l’eau, le ciel, les nuages, la végétation étaient encore mêlés, où les lumières étaient encore celles, excessives et dramatiques, des premiers jours de la création. Les couleurs elles-mêmes semblent fortes et neuves, saturées, pas encore usées et délavées par l’habitude ou les clichés des cartes postales. 

Nouraud photographie d’abord le temps des arbres, le temps de la mer, le temps des montagnes, dans lequel les hommes sont des accidents passagers. Mais même quand il photographie les hommes, ce n’est jamais en réduisant leur présence au temps artificiel et figé de l’instantané qui manifeste surtout l’illusion de puissance du photographieur sur un monde en perpétuel mouvement. Il les saisit dans des gestes qui sont eux-mêmes pris dans un temps et une mémoire qui excède le moment individuel et fugitif. Il y a une dimension hors temps de ces gestes « cités » : ce n’est pas la photographie qui fige le geste, ce sont les kanaks eux-mêmes qui « arrêtent » leurs images dans des gestes « joués », des postures qui protègent leur identité comme « personnes ». Ils mettent en scène devant l’objectif du photographe l’orgueil et la dignité d’être pris dans une histoire en devenir mais aussi dans un temps mythique, détaché de la contingence. Même quand il saisit un instantané, comme celui, magnifique, de la petite fille en haut de l’escalier, Nouraud attrape toujours les postures et les gestes dans une dimension qui dépasse l’anecdote et le temps purement existentiel des photographiés : la dimension du mythe où le sujet photographié rejoint une scène hors du temps qui lui donne une aura qui l’excède et l’allège du fardeau de sa propre existence contingente. 

Chaque photographe est toujours condamné à cadrer, c’est-à-dire à rajouter de la forme, du sens, à ce qu’il a devant lui. Ce cadre enlève de l’innocence au monde qu’il photographie, lui impose du calcul, ou pire de la rhétorique.  Daniel Nouraud est très conscient de cette contradiction et lui a trouvé une échappée inattendue : peindre à même ses images, de préférence les Polaroïds. Lors de ses immersions photographiques, il choisit certaines de ses photos pour les repeindre le plus simplement du monde en en respectant toujours les formes et les lignes. Il ne s’agit pas pour lui d’imposer un geste pictural emphatique de « recréation » à l’image originale, mais d’une visée beaucoup plus humble. La couleur, toujours pure et fraîche, qu’il pose sur ses images leur donne une nouvelle innocence, les lave définitivement du péché de préméditation, comme une sorte de couche lustrale. La sensation produite par ces aplats de couleur un peu enfantins enlève à l’image de la profondeur, de la perspective, et annule les effets de maîtrise du cadre sur le réel qui en sort flambant neuf et s’offre sans arrière-pensée à notre regard, comme une première fois. 

      Alain Bergala

 
Villa Méditerranée – Sous la mer, un monde



Entre l'air et l'eau… les photos de Daniel Nouraud

Daniel Nouraud a choisi depuis longtemps comme lieu privilégié de sa création cette lisière - qui l’inspire partout où il voyage - entre l’eau et l’air, entre l’eau et le ciel, entre l’eau et la terre. Que ce soit à Rochefort, où il habite, à Nouméa ou au bord de l’étang de Thau, il focalise son attention de photographe en immersion sur cette zone étrange où les éléments ne sont pas encore tout à fait séparés, où il reste quelque chose de l’indistinction primitive.
Pour cette série méditerranéenne, il a inventé un dispositif d’une simplicité enfantine : placer son appareil photo dans un petit aquarium vide, avec deux poignées, et enfoncer à moitié cet aquarium dans l’eau, tout près du bord. Les images qu’il attrape ainsi, avec la part de hasard et le regard myope de cet appareil pré-réglé, ne doivent plus rien au réalisme photographique : ce sont des formes, des couleurs, des lumières inédites, parfois fantastiques. Certaines de ces photos, il les tire sur un papier à peindre et en retravaille à l’aquarelle les formes, les couleurs, leur redonnant l’innocence originelle des perceptions émerveillées venues de l’enfance. C’est la mer perçue avant la connaissance, avant de mettre des mots sur les choses, avant la séparation des éléments par l’intelligence des hommes, la mer des émotions visuelles premières. 

Alain Bergala 2014








Notice (explication du dispositif utilisé par Daniel Nouraud)


Des longues sorties en plongée, je garde le souvenir et l'impression fugace de ces paysages du rivage, lorsque le masque bute et touche au plus prés, à un paquet d'algues, à de la roche, du sable, de l'écume, de la lumière soudaine et intense, alors qu'auparavant l'éclairement de la mer (vers le fond) était de plus faible intensité. Des paysages de grande proximité, vis à vis desquels la vision n'accommode que difficilement. J'ai donc choisi un protocole technique simple - utilisé autour de l'étang de Thau - : un petit aquarium vide, avec deux poignées, un boîtier manuel à focale fixe, mise au point minimale permanente (pas ou très peu de profondeur de champ) surexposition.
Photographiant la plupart du temps, sur une frange littorale très réduite, 1à 2 mètres du rivage, et dans de trés rares cas, depuis une petite annexe. 
Daniel Nouraud, janvier 2014

Terraquae
Quel est ce point de vue ? Qui se tient ainsi tapi entre l’eau et la terre, entre le jour et la nuit ? Pas un homme rationnel et technique d’aujourd’hui. Plutôt quelqu’un qui aurait une mémoire très ancienne de l’espèce. Qui aurait conservé, tapi dans un coin de son cervelet, la mémoire du premier organisme, au cours de l’évolution, qui s’est hissé hors de l’eau pour tenter de vivre dans l’air, mais un air encore aqueux, dans un monde où l’eau était encore mêlée au limon originel. 
Ce point de vue, c’est aussi celui d’un futur très lointain, d’après l’ère industrielle. Il n’y a pas d’humains dans ces photos. Mais parfois les traces d’une civilisation disparue, que les éléments naturels auront bientôt effacées de la surface de la terre.
  La géométrie des architectures humaines ne pèse pas bien lourd par rapport aux constructions baroques et éphémères d’une nature en plein bouillonnement. La Création ne s’est pas arrêtée au sixième jour. La lumière le dispute toujours aux ténèbres qui envahissent encore le bas de l’image. La bouche d’ombre n’a pas dit son dernier mot. La ligne d’horizon est encore en fusion. L’érosion continue. Le tsunami est quotidien. La nature fait de l’action painting.
Ce qui émerge, ce qui se dresse, ce qui a forme stable et géométrique, a peu de chances face au sourd mouvement perpétuel des éléments. L’obstination des hommes à résister à ces forces naturelles est à la fois touchante et pathétique dans ces tours de Babel rouillées, ces échelles de Jacob désaffectées… 
Devant ces photos, on peut avoir l’impression que ce n’est pas le photographe qui imagine des formes picturales et fantastiques, mais la nature elle-même dans cet estuaire où les eaux se rencontrent, où la vase hésite entre devenir terre ou eau, où ciel et lumière sont si changeants. 
Pour saisir la Création en action, indéfiniment non finie, il fallait un homme qui soit depuis longtemps immergé dans ce paysage, qui en connaisse chaque métamorphose. Il fallait que cet homme soit aussi un photographe libre et souverain, capable d’oublier tous les préjugés sur son instrument de travail. L’appareil photo est censé capter des instants figés. Daniel Nouraud s’en sert pour rendre visible ce que nous ne sommes plus capable de voir : le mouvement permanent des éléments. Le pouvoir de séparation de l’objectif photographique se retourne entre ses mains en un pouvoir contraire : celui de re-fusionner ce qui nous percevons ordinairement comme séparé. La lumière n’est plus ce qui éclaire des objets inertes mais une forme en soi, primordiale, vivante et en perpétuel changement. 
L’œil du photographe nous donne à voir une indistinction originelle, d’avant la séparation par les mots et par l’instrumentalisation de la nature par l’homme industriel. Les frontières entre les éléments (l’eau douce, la mer, la terre, le ciel, les nuages, la pluie, l’air), entre le jour et la nuit, sont redevenues instables, une zone de combats et de noces en perpétuelle fusion.
Alain Bergala