Terraquae / 2008.

Mémoire de l'Espéce. Alain Bergala, 2008. Quel est ce point de vue? Qui se tient ainsi tapi entre l'eau et la terre, entre le jour et la nuit ? Pas un homme rationnel et technique d'aujourd'hui. Plutôt quelqu'un qui aurait une mémoire trés ancienne de l'éspéce. Qui aurait conservé, tapi dans un coin de son cervelet, la mémoire du premier organisme, au cours de l'évolution, qui s'est hissé hors de l'eau pour tenter de vivre dans l'air, mais un air encore aqueux, dans un monde ou l'eau était encore mêlée au limon originel.
Ce point de vue, c'est aussi celui d'un futur trés lointain, d'aprés l'ére industrielle. Il n'y a pas d'humains dans ces photos. Mais parfois les traces d'une civilisation disparue, que les éléments naturels auront bientôt effacées de la surface de la terre.
La géométrie des architectures humaines ne pése pas bien lourd par rapport aux constructions baroques et éphémères d'une nature en plein bouillonnement. La création ne s'est pas arrêtée au sixiéme jour. La lumiére le dispute toujnours aux ténébres qui envahissent encore le bas de l'image. La bouche d'ombre n'a pas dit son dernier mot. La ligne d'horizon est encore en fusion. L'érosion continue. Le tsunami est quotidien. La nature fait de l'action painting.
Ce qui émerge, ce qui se dresse, ce qui a forme stable et géométrique, a peu de chances face au sourd mouvement perpétuel des éléments. L'obstination des hommes à résister à ces forces naturelles est à la fois touchante et pathétique dans ces tours de Babel rouillées, ces échelles de Jacob désaffectées...
Devant ces photos, on peut avoir l'impression que ce n'est pas la photographie qui imagine des formes picturales et fantastiques, mais la nature elle -même dans cet estuaire ou les eaux se rencontrent, ou la vase hésite entre devenir terre ou eau, ou le ciel et lumiére sont si changeants.
Pour saisir la Création en action, indéfiniment non finie, il fallait un homme qui soit depuis longtemps immergé dans ce paysage, qui en connaisse chaque métamorphose. Il fallait que cet homme soit aussi un un photographe libre et souverain, capable d'oublier tous les préjugés sur son instrument de travail. L'appareil photo est censé capter des instants figés. Daniel Nouraud s'en sert pour rendre visible ce que nous ne sommes plus capable de voir : le mouvement permanent des éléments. Le pouvoir de séparation de l'objectif photographique se retourne entre ses mains en un pouvoir contraire: celui de re-fusionner ce que nous percevons ordinairement comme séparé. La lumiére n'est plus ce qui éclaire des objets inertes mais une forme en soi, primordiale, vivante et en perpetuel changement.
L'oeil du photographe nous donne à voir une indistinction originelle, d'avant la séparation par les mots et par l'instrumentalisation de la nature par l'homme industriel. Les frontiéres entre les éléments ( l'eau douce, la mer, la terre , le ciel, les nuages, la pluie, l'air), entre le jour et la nuit, sont redevenues instables, une zone de combats et de noces en perpetuelle fusion.
Alain Begala.

Pont transbordeur Rochefort