Hiatus chilien, 2006.

Du coin de l'oeil... Alain Bergala, mars 2007.
Pour beaucoup d'ecrivains- qui l'ont raconté- rien n'est plus bloquant et intimidant que de s'asseoir à leur bureau avec préméditation, en focalisant toute leur attention sur la feuille blanche qui est devant eux, dans le seul but d'écrire. Ils appartiennent à cette catégorie d'écrivains qui ont besoin de se trouver au contraire dans un café, dans un train, sur un coin de table de leur cuisine pour se mettre à écrire à l'improviste, à la dérobée, sans que pése sur eux la solennité de se mettre au travail en bonne et due forme, sans que que le temps d'écrire ne devienne un moment ciblé, réservé à cet effet dans un emploi du temps sagement organisé dans le but unique de la création. Cela reléve sans doute d'une tactique pour ruser avec la lourdeur qui menace toute écriture "installée" et pour se laisser surprendre par leur désir de création qui, comme tout désir, aime peu la programmation et la préméditation, et encore moins l'obligation de résultat.
Il y a de toute évidence quelque chose du même ordre dans ces photos de Daniel Nouraud. On sent- et cela fait pour moi le charme vif de leur belle surprise, leur nouveauté aussi- que celui qui les a faites n'était pas là d'abord dans le but principal de faire des photographies, même si c'est par ailleurs son métier. Elles n'ont pas la lourdeur inévitable des photos prises par un photographe venu dans un pays étranger "pour" en faire un sujet. Ne pése pas sur elle la résponsabilité de rendre compte du Chili, ni sur Nouraud celle d'endosser le rôle habituel du photographe entiérement focalisé sur sa prise d'images. L'homme qui prend ces photos est débarassé des obligations de celui qui est quelque part dans le monde, loin de chez lui, dans l'unique but de mener à bien un projet photographique. Et cela change tout, comme pour l'écrivain qui se met tout à coup à écrire sur un coin de table de café, laissant refroidir son plat alors qu'il était venu là pour se restaurer, sans le projet de se mettre à travailler à son livre.
Beaucoup de ces photos portent la trace réjouissante de ce que Daniel Nouraud ne les a pas cherchées ni attendues, il les a prises du coin de l'oeil, en passant, sans sujet préconçu, sans responsabilité paralysante, sans volontarisme.C'est le réel qui lui a fait signe, par surprise, et auquel il a réagi presque de façon réflexe, sans trop de contrôle, avec l'élégance, la souplesse, la véritable disponibilité de celui qui n'est pas en train de s'adonner consciencieusement à son art. Tout se passe comme s'il s'était abandonné( en s'allégant de son surmoi de photographe) à ses tropismes personnels, à l'attraction des minuscules événements qui lui faisaient signe, sans endosser la lourde obligation de produire du sens à partir de ces signes épars. Le simple fait d'être là, au Chili, dans un autre but, l'a allégé de toute obligation de centrer sa vision vers un rendement photographique. Ces photos révélent de la vision périphérique, des tropismes intimes, de l'indécidabilité des choses vues à la dérobée, du coin de l'oeil. Elles n'ont rien d'amateur car celui qui les prend a gardé intact tous ces réflexes de photographe, mais elles sont libérées de tout ce qui plombe de volontarisme tant de photos de photographes qui asservissent leurs images à un projet trop conscient. J'aime les surprises visuelles qui les parsément, leur disponibilité aux petits rébus du visible. Elles relévent plus du préconscient et de ses jeux, d'une faculté ludique retrouvée de s'abandonner sans résistance à l'attraction des signes flottants, sans certidude de sens. Trois rochers dessinent une baleine; Une femme à l'arriére- plan se touche les cheveux mais ce bras a l'air d'appartenir à quelqu'un d'autre; Un chien sort de l'eau, à moins que ce ne soit un bout de bois immobile; Une plaque non identifiable au sommet d'un petit piédestal devient un carré de pure lumiére; Est- ce un homme cette forme tassée en haut d'un escalier? Et cette masse qui se traîne sans jambe dans l'ombre mouchetée d'un arbre, d'ou à l'air pourtant d'émerger une épaule? Quelle est la matiére de cette chose molle et floue entourée d'une couronne de fleurs? Que fait cette femme derriére ces barreaux? Est ce un homme à cotê d'elle ou un tas de déchêts d'ou émerge une chaussure? Que fait cet homme au visage masqué d'une brume de lumiére avec ces images mal identifiables qu'il touche à travers une grille? La photo n'a plus mission de construire du sens, de travailler sagement à identifier clairement ce qu'elle montre du monde, ni à témoigner idéologiquement de quoi que ce soit. Elle redevient le libre exercice d'un regard redevenu disponible et flottant parce que l'homme qui le porte est tendu vers un autre but, mais sans avoir perdu pour autant de son acuité.
Ces photos chiliennes de Daniel Nouraud captent à la volée, en passant, sans que ne pése, sur elles aucune intention trop écrasante, des événements minuscules qui n'ont rien de certain à nous dire mais qui relévent de la surprise, de l'énigme visuelle, de l'attraction légére et incontrôlée, de la fantaisie d'une pulsion de voir libérée de tout but préconçu. Ce monde étranger, le Chili, est fait aussi de choses insignifiantes, de ces petits signes épars, de ces coïncidences ténues, de ces événements minuscules aux marges du visible et à la limite du lisible. Cet abandon du photographe à la vision périphérique- du simple fait qu'il a en ligne de mire un projet d'une autre nature- a sans doute été une grande chance pour lui, celle de redécouvrir ce qui se pase quand l'acte photographique est allégé de toute visée trop directe et redevient un abandon à ses propres tropismes, quand le sens des choses et des formes se remet à nouveau à flotter, loin des certitudes habituelles sur ce qui est notable et ce qui ne l'est pas
Alain Bergala, mars 2007.
Santiago du Chili
Santiago du chili.