Poé Makaté 2011. Nouvelle Calédonie.

Comme une premiére fois.
N’importe quel photographe, à la place de Daniel Nouraud, se serait senti dans l’obligation de « traiter le sujet » dans lequel il était immergé : la Nouvelle Calédonie. Mais la vraie photographie, telle qu’il l’entend et la défend dans toutes ses immersions photographiques, n’a jamais pour fonction de « traiter » d’un sujet, quel qu’il soit et quel que soit son potentiel d’intimidation. Car traiter du sujet, c’est renoncer à « voir d’abord », c’est-à-dire sans idée préconçue, sans opinion aliénante sur ce que l’on photographie. Traiter du sujet c’est savoir à l’avance ce que l’on doit voir et sous quel angle. Or la puissance douce et inégalable de la photographie c’est précisément de rendre au regard une innocence et un émerveillement devant ce qui, dans le réel, échappe à toute idée préconçue, excède toute attente. Daniel Nouraud compte d’abord sur ses impressions, ses tropismes, ses vagabondages. Il s’interdit d’avoir un programme qui limiterait la part du hasard et des rencontres non préméditées dans son voyage en immersion. Il avait sans doute bien préparé son séjour et connaissait toutes les questions qui se posent à cette île, mais il s’est visiblement et volontairement délesté de ce savoir, en débarquant à Nouméa, pour entreprendre sa traversée du territoire en homme et en photographe débarrassé de tous préjugés et prêt à « se laisser rencontrer » par les habitants, les paysages, les lumières, les couleurs.
Ce que Daniel Nouraud a trouvé en Nouvelle Calédonie, c’est d’abord un état de la terre qui depuis longtemps le fascine et l’émerveille. La terre, telle qu’il la voit, en est toujours à ses débuts, avant la séparation définitive des éléments et des espèces. C’est souvent le propre des îles de donner ce sentiment de début du monde. Ici même les signes tracés par les hommes (les bandes blanches des bords de routes) et les constructions industrielles ressemblent à des vestiges d’une époque où les hommes ont voulu se croire plus puissants que la nature, avant que la nature ne reprenne ses droits et rende ces prétentions dérisoires. Dans ces photos la terre rouge porte encore les traces du moment où elle est sortie des mers, où l’eau, le ciel, les nuages, la végétation étaient encore mêlés, où les lumières étaient encore celles, excessives et dramatiques, des premiers jours de la création. Les couleurs elles-mêmes semblent fortes et neuves, saturées, pas encore usées et délavées par l’habitude ou les clichés des cartes postales.
Nouraud photographie d’abord le temps des arbres, le temps de la mer, le temps des montagnes, dans lequel les hommes sont des accidents passagers. Mais même quand il photographie les hommes, ce n’est jamais en réduisant leur présence au temps artificiel et figé de l’instantané qui manifeste surtout l’illusion de puissance du photographieur sur un monde en perpétuel mouvement. Il les saisit dans des gestes qui sont eux-mêmes pris dans un temps et une mémoire qui excède le moment individuel et fugitif. Il y a une dimension hors temps de ces gestes « cités » : ce n’est pas la photographie qui fige le geste, ce sont les kanaks eux-mêmes qui « arrêtent » leurs images dans des gestes « joués », des postures qui protègent leur identité comme « personnes ». Ils mettent en scène devant l’objectif du photographe l’orgueil et la dignité d’être pris dans une histoire en devenir mais aussi dans un temps mythique, détaché de la contingence. Même quand il saisit un instantané, comme celui, magnifique, de la petite fille en haut de l’escalier, Nouraud attrape toujours les postures et les gestes dans une dimension qui dépasse l’anecdote et le temps purement existentiel des photographiés : la dimension du mythe où le sujet photographié rejoint une scène hors du temps qui lui donne une aura qui l’excède et l’allège du fardeau de sa propre existence contingente.
Chaque photographe est toujours condamné à cadrer, c’est-à-dire à rajouter de la forme, du sens, à ce
qu’il a devant lui. Ce cadre enlève de l’innocence au monde qu’il photographie, lui impose du calcul, ou pire de la rhétorique. Daniel Nouraud est très conscient de cette contradiction et lui a trouvé une échappée inattendue : peindre à même ses images, de préférence les Polaroïds. Lors de ses immersions photographiques, il choisit certaines de ses photos pour les repeindre le plus simplement du monde en en respectant toujours les formes et les lignes. Il ne s’agit pas pour lui d’imposer un geste pictural emphatique de « recréation » à l’image originale, mais d’une visée beaucoup plus humble. La couleur, toujours pure et fraîche, qu’il pose sur ses images leur donne une nouvelle innocence, les lave définitivement du péché de préméditation, comme une sorte de couche lustrale. La sensation produite par ces aplats de couleur un peu enfantins enlève à l’image de la profondeur, de la perspective, et annule les effets de maîtrise du cadre sur le réel qui en sort flambant neuf et s’offre sans arrière-pensée à notre regard, comme une première fois.
Alain Bergala, mai 2012.
Adck pe 001aw
Centre Tjibaou, 2011, polaroid (8,5 x10,8) encre de chine et aquarelle.